Caillebotte, l'œil du cinéaste

 

Ce qui a d'emblée capturé mon regard chez Caillebotte, ce sont les parapluies de La place de l'Europe à Paris. Dans ce tableau, le gris éclate bien mieux que ne l'auraient fait un vermeil, un indigo ou un vert citron. Bien mieux aussi que le gris suiffeux et rugueux des Parapluies de Renoir, dont les teintes se confondent avec les robes, les capes et les chapeaux, ajoutant à la confusion bruyante suggérée par des personnages à touche-touche. Chez Caillebotte, tout est disposé à la perfection, les lignes, les couleurs, les attitudes, les reflets, alliage de limpidité et de fluidité.

 

Mais les parapluies ne sont ici que d'aguichants accessoires au service d'une scène que l'on tourne. Car La place de l'Europe à Paris, si on veut bien l'observer assez longtemps, finit par apparaître comme une scène de cinéma qu'on a jouée et rejouée et dont on vient de réaliser la meilleure prise. On peut y voir un décor et un cadrage minutieusement étudiés, et des promeneurs pour qui on a écrit des rôles leur conférant de fait le statut d'acteurs et non plus celui de simples modèles.

 

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Les parapluies, Renoir, 1883 La place de l'Europe à Paris, temps de pluie, Caillebotte, 1877

Voilà le travail de l'ingénieur naval Caillebotte, régatier, concepteur de voiliers, horticulteur, peintre et collectionneur de peintures, ami et mécène des impressionnistes. Les planches méticuleuses d'un aristocrate friand de modernité et de sciences, soucieux de fins ordonnancements et de détails fidèles, et opposé en cela au peindre vite et au non finito des impressionnistes parmi lesquels on l'a classé.

J'ai passé des heures à observer cette peinture, moins pour parvenir à m'en faire une idée que pour désentraver mon regard des subterfuges que le peintre y a introduits. « Il faut regarder. Regarder, regarder, regarder... » disait Daniel Arasse. Ce que je fais avec bonheur.

 

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Les raboteurs de parquet, 1876 Les peintres en bâtiment, 1877

Cette peinture, je l’ai d’abord considérée comme une métaphore maritime, avec ce vaste bâtiment à l’arrière-plan, fendant de son étrave le pavé luisant, comme le ferait un navire à l’approche d’un quai sur l’eau plate d’un port. Lourd et puissant vaisseau flanqué de sabords par dizaines, dominant de ses hauts flancs impérieux les frêles canots aux voiles gris-blanc que sont les promeneurs tenant les mâts de leurs parapluies.

Puis la toile a comme exsudé ses imperceptibles nuances de couleurs, très subtilement réparties et dosées. Ainsi, l’ocre rouge et le vert du mur de droite, l’ocre jaune et le gris-bleu du « vaisseau », le parme diffus des parapluies sur le jaune orangé, ombré de vert, des pavés, toutes ces couleurs atténuées et non pas ternies, seulement dissimulées dans l’architecture urbaine flambant neuve du baron Haussmann.

Mais ce qui finit par frapper dans cette peinture, c’est son mouvement. L’idée qu’elle va soudain s’animer. Bruit des semelles et des roues ferraillées sur le pavé, bruit des gouttes sur le tissu des parapluies, jeux des acteurs. Impression cinématographique qu’on retrouve dans Les peintres en bâtiment et, dans une moindre mesure, dans Les raboteurs de parquet.

 

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Voiliers à Argenteuil, 1888 La villa rose, Trouville, 1884

Caillebotte, c'est l'œil d'un cinéaste bien avant l'heure, le moderne qui pressent les mutations techniques sans parvenir toutefois à les décrire, celui qui marche au rythme du progrès et le devance parfois.

Il y a bien sûr une touche d'impressionnisme dans certaines de ses toiles, mais alors plus rien ne les distingue de celles de ses pairs, sinon peut-être un cadrage parfois inhabituel comme dans La villa rose. Non, classer Caillebotte parmi les impressionnistes, c'est faire un rangement hâtif.

Le Caillebotte peintre, c'est celui de La place de l'Europe, celui de la mise en scène, le peintre précurseur du cinématographe. 

 

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Autoportrait au chevalet, 1879, Gustave Caillebotte (1848-1894)

 

JMG

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